21

Le papillon multicolore se posa sur la poitrine de Toutankhamon. Le jeune roi, étendu sur un lit en bois d’ébène, n’osa bouger. La merveilleuse créature était un présent des dieux. Aussi retint-il son souffle pour ne point le déranger. Les ailes battaient lentement, comme si le papillon prenait confiance. Puis il les replia, se mettant au repos. Toutankhamon se détendit, laissant sa nuque aller en arrière et se poser sur le chevet, symbole du dieu Chou, l’espace de création dans lequel se déplaçait la lumière et où l’âme du dormeur se régénérait chaque nuit.

— Je suis venu, Votre Majesté, dit la voix grave du sculpteur Maya.

L’adolescent se redressa brutalement. Affolé, le papillon s’enfuit. Toutankhamon tendit la main pour l’attraper. Déçu, il reporta son attention sur l’homme qu’il avait mandé.

— Maya ! Toi, mon ami !

Ils s’étreignirent, aussi émus l’un que l’autre.

— Maya, si tu savais comme je suis malheureux.

— Que se passe-t-il, Votre Majesté ?

— Akhésa est gravement malade et notre fils est mort-né. Je suis seul, ici, dans ce palais. Personne ne me rend visite. Horemheb et Aÿ dirigent le royaume à leur guise. Je suis Pharaon, Maya, et je n’ai aucun pouvoir.

Maya souffrait de la détresse de cet enfant que d’habiles politiciens utilisaient à leur profit sans le moindre remords. Il n’avait aucun moyen de l’aider mais il serait à ses côtés, même dans la pire des détresses.

— Si Akhésa mourait, gémit Toutankhamon, je n’aurais plus le goût de vivre.

— Vous n’avez pas le droit de parler ainsi, Votre Majesté, protesta Maya avec rudesse. Seuls les dieux décident de la vie et de la mort. Quel que soit le destin qui nous frappe, acceptons-le.

L’adolescent dodelina de la tête.

— Il faut être vieux comme toi pour penser ainsi. Moi, je ne peux pas.

Maya serra l’adolescent contre lui, comme il l’aurait fait s’il avait été son fils.

— Tu as raison aujourd’hui, tu auras tort demain. Toi aussi, tu deviendras vieux.

Les yeux de Toutankhamon s’emplirent d’espoir.

— Et aussi fort que toi, Maya ? Non, ce n’est pas possible…

— Bien sûr que si. Tu exerceras le pouvoir que des voleurs t’ont dérobé. Les années joueront en ta faveur. Bientôt, tu leur tiendras tête.

Les prédictions de Maya troublèrent Toutankhamon. Il n’avait pas la moindre envie de vieillir. Demeurer éternellement jeune, sentir monter en lui le désir inépuisable de caresser Akhésa, oublier le monde extérieur pour s’évanouir en elle. De quel autre bonheur pouvait-il rêver ?

Soudain la physionomie du roi changea. Ses traits se durcirent. Il devint grave, presque soucieux.

— Je voulais te voir, mon ami, déclara-t-il sur un ton sentencieux, car j’ai pris des décisions te concernant. Le premier devoir d’un pharaon est de bâtir des temples et de préparer son tombeau. C’est pourquoi je te nomme Maître d’Œuvre de tous mes chantiers et intendant de la nécropole. C’est toi qui t’occuperas de ma sépulture dans la Vallée des rois.

— Votre Majesté, je ne…

— Telle est ma volonté, confirma l’adolescent avec superbe. Tu prends tes nouvelles fonctions à l’instant même. Et tu en assumeras une autre qui assurera la prospérité des Deux Terres : surintendant du Trésor et ministre des Finances.

 

Maya habitait une modeste demeure du village de Deir el-Médineh, domaine réservé des artisans chargés de travailler en grand secret dans la Vallée des rois. Ils vivaient là avec leurs familles, avaient leur propre administration, leurs propres tribunaux et dépendaient directement de Pharaon.

Maya y avait enseigné la sculpture à des jeunes gens d’exception, devenus des maîtres capables de révéler sur les murs des tombes les enseignements secrets des temples. Il avait espéré vivre le reste de ses jours dans ce village si cher à son cœur, loin de l’agitation de Thèbes et des intrigues de la cour.

Le nouveau Maître d’Œuvre des chantiers royaux considéra sa petite maison avec nostalgie. Il devait la quitter à jamais. Il l’avait construite de ses mains, avec des fondations de pierre, soignant particulièrement le toit formé de troncs d’arbres et de feuilles de palmiers. Sur le sol de terre battue étaient rangés des pots, des assiettes, des cruches composant une vaisselle qu’il n’emporterait pas avec lui. Dans la villa de fonction qui lui serait attribuée, il n’aurait plus à s’occuper de tâches domestiques.

Bien qu’il eût accédé au rang envié de surveillant en chef de la communauté de Deir el-Médineh, Maya avait continué à mener une existence simple, presque effacée, se consacrant uniquement à son travail. Artisans et ouvriers le vénéraient comme un sage, épris de justice.

D’instinct, Toutankhamon avait fait le meilleur des choix en élevant l’ancien sculpteur à un rang qu’il n’avait jamais ambitionné.

Un jeune apprenti frappa à la porte. Maya ouvrit.

— Un homme vous demande, à l’entrée du village. Il n’est pas des nôtres. Nos gardes ont refusé de le laisser passer. Souhaitez-vous le voir ?

Maya fut intrigué. Deir el-Médineh était un village fermé, disposant de sa milice formée d’artisans qui assuraient la sécurité des familles. Nul ne tentait de s’y aventurer s’il n’appartenait pas à une corporation qui lui avait donné le mot de passe.

— Je viens, mon garçon.

Maya emprunta la rue principale bordée par les maisons les plus vastes. Elle aboutissait au poste de garde, situé près d’une tombe, formée d’une cour précédant une pyramide à la forme très élancée. Deux sculpteurs, maillets en main, encadraient le visiteur inattendu, vêtu d’un simple pagne.

En s’approchant, Maya le reconnut.

Le général Horemheb.

— Laissez-le passer, ordonna-t-il. Je l’emmène.

Les sculpteurs obéirent, mécontents d’offrir l’hospitalité, même passagère, à un étranger. Horemheb marchait pieds nus, les sandales sur l’épaule. On ne chaussait ces dernières que pour pénétrer dans la demeure d’un hôte dont on ne devait pas salir le sol. Les cheveux libres, le général ne portait ni bijoux, ni ornements. Personne ne pouvait supposer que cet homme était le véritable maître de l’Égypte.

Maya introduisit Horemheb dans une petite pièce soutenue par deux colonnes constituées d’un tronc de palmier recouvert de plâtre. Une plate-forme en pierre, surélevée, servait de siège le jour et de lit la nuit. Dans une niche trônait une statuette du dieu Ptah, le patron des constructeurs. Maya alla dans la cuisine où il fabriquait lui-même son pain et en ressortit avec des gâteaux ronds au miel et une cruche de bière douce.

— C’est beaucoup d’honneur, général. Quelle étrange visite… Je vous ai vu quelquefois. Dans la cité du soleil. Vous portiez de superbes vêtements et de magnifiques parures. Un sculpteur n’oublie pas un visage comme le vôtre. Pourquoi êtes-vous venu ?

Horemheb, assis sur la banquette de pierre, dégusta l’excellent breuvage aux vertus digestives.

— Vous êtes un personnage beaucoup plus influent que vous ne l’imaginez, Maya. Vous avez pris la tête de l’ensemble des artisans. Ils n’obéissent qu’à vous.

— Vous accordez trop d’importance à ma fonction dans ce petit village.

Irrité, Horemheb posa la cruche de bière.

— Je supporte mal qu’on se moque de moi, Maya. Ce « petit village » rassemble les meilleurs artisans d’Égypte, ceux qui sont les maîtres dans leur art. Ils ne rendent des comptes qu’à Pharaon en personne. Leur influence secrète est considérable. Leurs avis sont écoutés. Et ces avis, c’est vous qui les leur dictez.

Maya ne démentit pas.

— Notre pays court de graves dangers, poursuivit Horemheb. Toutankhamon est un enfant sans volonté et sans intelligence. Bien qu’il soit installé sur le trône, il est incapable de prendre une décision. Je ne suis pas officiellement régent, mais j’en assume la fonction. Mon devoir est de rassembler les forces vives qui sauveront l’Égypte du désastre. Je suis venu vous demander votre appui, Maya.

— Trop tard, général.

En dépit de son sang-froid, Horemheb ne parvint pas à masquer sa surprise.

— Comment…

— Vous avez commis une erreur de stratégie, expliqua Maya. L’Égypte a un roi. C’est lui qui gouverne et c’est à lui que nous devons obéissance.

— Bien entendu, mais…

— Toutankhamon sait prendre des responsabilités, général. Il choisit les hommes qui l’aideront à rendre la prospérité aux Deux Terres. Nous sommes contraints de devenir amis pour mieux servir notre souverain : vous comme chef de l’armée et moi comme… Maître d’Œuvre et ministre des Finances du royaume.

Horemheb, abasourdi, se crut la proie d’un mauvais rêve.

 

Toutankhamon pleurait. La gorge en feu, la tête lourde, les poumons emprisonnés dans un étau, il ne supportait plus la solitude. Sa mauvaise santé lui interdisait de sortir de son propre palais où il s’étiolait, privé d’espoir.

Où avaient disparu les douces heures passées en compagnie d’Akhésa dans les jardins, à respirer des fleurs, à se prendre tendrement la main, à se parler d’amour ? Pourquoi ces moments de bonheur s’étaient-ils si brutalement évanouis, pourquoi les dieux avaient-ils envoyé les démons de la nuit tuer leur enfant ?

La couronne était trop lourde à porter. Sans Akhésa, Toutankhamon n’avait pas le courage de continuer à assumer cette tâche surhumaine. Il n’avait aucun goût pour le pouvoir. Qu’Aÿ, Horemheb et les autres s’entre-déchirent, cela lui importait peu. Il avait envie de dormir, dormir encore, de ne plus se réveiller.

Deux mains très douces, parfumées, se posèrent sur son front.

Il les reconnut aussitôt.

— Akhésa… Tu es là, enfin !

— Ne dis rien, mon amour. Laisse-moi te guérir.

Les mains magiques répandirent une bienfaisante fraîcheur dans tout le corps du jeune homme. La grande épouse royale le magnétisa longuement.

Le temps n’existait plus, coulant comme une eau limpide et régénératrice.

— Je n’ai plus mal, Akhésa. Mais toi…

— Oublions le malheur. Ne parlons que des joies de l’instant que nous vivons.

Akhésa s’éloigna de son mari, ôta les voiles qui recouvraient les fenêtres de la chambre où la lumière pénétra à grands flots. Toutankhamon admira la beauté de la grande épouse royale. Elle était nue, une ceinture de perles soulignant sa taille très fine. L’épreuve qu’elle venait de traverser n’avait nullement dégradé son corps ambré et soyeux.

Akhésa avait hérité de son père l’étrange faculté de pouvoir regarder le soleil en face sans se brûler les yeux. Communiant avec la divinité cachée dans le disque solaire, elle y puisa une nouvelle volonté de vivre. Elle n’avait aucune possibilité de déposer la charge qui lui avait été confiée. Il lui fallait à présent accepter son destin et contribuer à forger celui de son jeune époux.

Un corps chaud et frémissant se serra contre le sien. Les mains de Toutankhamon caressèrent ses seins, ses lèvres embrassèrent son cou. Elle se retourna, illuminée par le soleil d’été, et s’offrit à lui.

 

Depuis plusieurs jours, une intense animation régnait au palais. De nombreux serviteurs allaient et venaient dans les couloirs, portant des meubles, des étoffes, de la vaisselle, des jarres d’eau et de bière, des couffins remplis de pain, de viande séchée, de légumes et de fruits. Des chariots les convoyaient jusqu’aux quais où étaient amarrés des bateaux de types divers, depuis un imposant navire de charge jusqu’à un élégant voilier dont la proue était ornée de deux yeux magiques, destinés à lui ouvrir un chemin sans danger.

Akhésa donnait des ordres, répartissait le travail, ne s’accordait pas le moindre répit. Elle plia en trois un lit aux charnières de bronze qu’elle appréciait autant pour sa beauté que pour son confort, puis demanda à sa servante nubienne de le confier à un porteur particulièrement soigneux. Elle veilla ensuite au démontage d’un baldaquin, examina de petits coffres de cèdre et d’ébène, incrustés d’ivoire, où elle avait rangé des produits de beauté, de l’encens, de l’antimoine et de la résine ainsi que des vases de faïence et d’argent et des boîtes de fard à paupières en forme de sauterelles en or. Deux poignées de bronze permettaient de les suspendre à des bâtis en bois placés sur le dos de bêtes de somme.

Effaré par cette agitation dont il ignorait la raison, Toutankhamon réussit enfin à interroger son épouse.

— Que se passe-t-il, Akhésa ? Pourquoi fais-tu vider la moitié du palais ?

— Plus tard, je suis occupée…

L’adolescent n’avait pas coutume d’importuner Akhésa. Mais cette fois, il voulait comprendre, pressentant un événement d’importance. Il se plaça sur son chemin et l’obligea à s’arrêter.

— Pharaon exige une explication, déclara-t-il avec une emphase qui fit éclater de rire la jeune femme.

Elle s’inclina devant lui, exécutant une sorte de révérence volontairement malhabile.

— J’obéirai donc à Votre Majesté… Nous partons en voyage.

— En voyage ? Mais pourquoi…

— Afin de remplir nos obligations rituelles, Votre Majesté. Vous devez visiter chacune de vos provinces et vous faire reconnaître comme roi dans chaque temple. Le moment est venu de quitter Thèbes pour quelques mois, de laisser derrière nous des souvenirs douloureux. Voici votre canne de pèlerin.

La servante nubienne apporta une canne en bois dur, dont la partie la plus mince formait poignée et dont l’extrémité la plus épaisse était garnie de métal. Toutankhamon l’empoigna avec satisfaction.

— Elle me plaît… mais ce voyage me plaira-t-il aussi ? Être loin de Thèbes pendant si longtemps !

— Soyez rassuré, Votre Majesté. Découvrir vos provinces vous enchantera. Et vous devez accomplir votre devoir de roi.

 

Pendant plus de huit mois, le couple royal explora son royaume, depuis la tête du premier nome[15], l’île d’Éléphantine placée sous la protection du dieu bélier Khnoum, jusqu’aux marais du Delta. Ils jouirent d’un parfait confort et d’un luxe douillet, tant sur le navire d’État que dans les résidences de province. Partout, ils furent accueillis avec joie, dans une atmosphère de fête et de liesse populaires. La venue de Pharaon et de la grande épouse royale dans de petits bourgs déclenchait un formidable enthousiasme. Chacun voulait les voir passer, couronnés et vêtus d’habits dorés, debout sur un char tiré par deux chevaux. Les précédait une bruyante cohorte de musiciens et de danseuses. Dans chacun des grands temples, le jeune roi célébrait le culte matinal avant d’annoncer d’importantes dotations en terre et en bétail qui comblaient d’aise le cœur des prêtres. Reçu avec déférence par les chefs de province, Toutankhamon, sur les conseils d’Akhésa, les écoutait avec attention, se comportant comme un enfant respectueux face à des hommes d’expérience et ne faisant jamais étalage de sa toute-puissance. Akhésa adoptait une attitude des plus effacées, ne manquant pas d’observer ceux qui affirmaient être les fidèles sujets de Pharaon et d’analyser le moindre aspect de leur comportement. Le soir, son mari endormi, elle couchait ses notations sur papyrus. Ainsi se constituait un rapport détaillé sur les responsables de l’administration vue à travers les yeux d’une jeune femme plus préoccupée de valeur humaine que de compétences techniques.

Toutankhamon changeait. Toujours aussi amoureux d’Akhésa, aussi empressé à lui prouver sa tendresse, il devenait un peu moins indifférent aux affaires d’État qu’il abordait par le biais de rencontres avec des individus très différents les uns des autres. Grand bourgeois au ventre rebondi, père de famille jovial, prêtre à l’intelligence déliée, scribe ambitieux… Une infinie galerie de portraits avait défilé devant les yeux du jeune roi qui, au fil des jours et sans même s’en apercevoir, prenait conscience du monde qui l’entourait.

Toutankhamon s’était émerveillé devant la splendeur fleurie de l’île d’Éléphantine, l’architecture souriante de Dendéra, le mystérieux sanctuaire d’Abydos où ressuscitait Osiris, la luxuriance des jardins du Fayoum. Il avait été fasciné par Memphis, « la balance des Deux Terres », la plus grande ville d’Égypte, aux rues animées où l’on croisait nombre d’étrangers. Le couple s’était rendu en pèlerinage à Guiza pour y prier le grand sphinx, symbole du soleil levant et gardien de l’immense nécropole où trônaient les trois fameuses pyramides des puissants pharaons de l’Ancien Empire.

La rencontre avec le sphinx, au visage si énigmatique, avait marqué, pour Toutankhamon et Akhésa, le point culminant de leur long voyage. S’agenouillant devant la stèle dressée par Thoutmosis IV pour raconter comment le dieu lui était apparu en rêve, lui prédisant sa destinée royale, ils avaient imploré l’âme immortelle des monarques retournés vivre dans la lumière dont ils étaient issus. En cet endroit où la terre rayonnait d’une intense magie, Toutankhamon avait tenu à faire graver une inscription commémorant son passage.

Quand les clartés orangées du couchant enveloppèrent le couple royal cheminant sur le plateau des Pyramides sans cesser de contempler l’immense lion de pierre à tête humaine, Akhésa vécut un moment d’exaltation si intense que sa respiration s’accéléra, le souffle lui manquant.

— Qu’as-tu ? s’inquiéta Toutankhamon, es-tu souffrante ?

— Non… je suis heureuse, si heureuse ! À cause de toi, mon maître…

— À cause de moi ?

Comment lui dire qu’il devenait un homme, que son être entier se transformait en Pharaon, qu’il prenait peu à peu possession du royaume dont il avait hérité par la volonté des dieux ? Akhésa était folle de joie de voir vieillir son époux. Sans doute faudrait-il encore de nombreux mois pour qu’il prenne la mesure de sa tâche. Mais le temps était son allié. Horemheb avait misé sur la faiblesse de Toutankhamon. Akhésa croyait en sa capacité de régner. Elle se sentait capable de faire naître en lui une ambition, une force, une volonté qu’il ne possédait pas encore. Cette stratégie-là, que le « divin père » lui avait inspirée en lui confiant la mission de n’épouser qu’un authentique pharaon, elle seule en détenait le secret.

— Qu’ai-je accompli de si extraordinaire ? insista-t-il, intrigué.

— Tu deviens toi-même… grâce aux dieux.

 

Le couple royal s’aventura jusqu’aux villes saintes du Delta, perdues dans les marais et les roseaux. Ils firent des offrandes aux sanctuaires de Dep et de Bouto où le jeune roi reçut la couronne rouge d’où sortait une tige ayant la forme d’une spirale qui symbolisait les mutations harmonieuses de la vie.

Akhésa et Toutankhamon séjournèrent dans la cité de Sais où se trouvaient une célèbre école de médecine et un très ancien temple de la déesse Neit. Le palais réservé aux souverains était si spacieux, les jardins si parfaitement dessinés et le climat si doux au cœur de l’été que Pharaon y goûta un repos bienvenu. Savourant un bonheur merveilleux en compagnie d’une épouse dont l’intelligence et la beauté le fascinaient chaque jour davantage, il se plaisait à suivre ses directives. Elle avait réussi à chasser ses angoisses et à lui donner une sérénité qu’il n’avait osé espérer.

Un matin du mois d’été, la grande prêtresse du temple de Neit demanda audience à la grande épouse royale. Elle lui indiqua que les reines d’Égypte devaient subir une initiation spécifique dans ce lieu sacré après une période de réclusion d’une semaine. Malgré le vif mécontentement de Toutankhamon, Akhésa accepta de se plier à la règle. Cet isolement ne lui pesa guère. Elle médita sur elle-même, dans un silence que ne troublait nulle activité profane. Elle se contenta de pain et de bière, vivant dans une cellule aux murs austères. C’est là qu’au terme de sa retraite, une prêtresse vint la chercher pour l’amener dans l’atelier de tissage.

Depuis les origines de la civilisation égyptienne, les tisserandes et les fileuses de Saïs étaient les plus réputées d’Égypte. Les plus beaux tissus, destinés aux temples pour vêtir les statues divines, étaient leurs chefs-d’œuvre.

Chaque reine devenait une nouvelle incarnation de la déesse Neit, surgie des eaux à l’origine du monde pour répandre la vie sur terre. Akhésa, nue, fut introduite dans une salle secrète du temple où siégeaient sept prêtresses, habillées d’une longue robe blanche à bretelles à l’exception de leur Supérieure dont le vêtement rouge était rehaussé de fils d’or. Cette dernière était assise sur un trône de pierre au dossier bas, ses Sœurs demeurant debout et formant cercle autour d’elle.

La porte de la salle fut refermée. Six prêtresses allumèrent une torche qu’elles tinrent en main. La puissance spirituelle émanant de ces femmes était si communicative qu’Akhésa se sentit prise dans un réseau d’énergies invisibles qui enveloppaient son cœur et s’insinuaient en son âme.

— Grande épouse royale, dit la Supérieure, vous n’êtes ici qu’une néophyte. Inclinez-vous devant la déesse qui révèle le Verbe, celle qui nous enseigne comment le monde a été filé et tissé.

Deux prêtresses entourèrent la taille d’Akhésa d’une fine ceinture de lin.

— Neit a prononcé sept paroles, continua la Supérieure. Elles donnent la vie. En les répétant lorsque nous célébrons son culte, nous perpétuons son œuvre.

Les prêtresses ornèrent Akhésa de sept bijoux, colliers, bagues, bracelets correspondant aux sept paroles de la déesse.

— En tant que reine, indiqua la Supérieure, vous devenez dépositaire du manteau de Neit tissé par la première initiée.

Akhésa fut revêtue du précieux vêtement, de couleur rouge, couvert d’étoiles d’or.

Les trois jours qu’elle passa en compagnie de la Supérieure des prêtresses de Sais furent une expérience spirituelle aussi enrichissante que les heures trop brèves pendant lesquelles elle avait reçu l’enseignement de son père Akhénaton. Cette femme, dont la lumineuse sérénité enchanta le cœur de la jeune reine, lui ouvrit les ateliers secrets de Neit, lui dévoila les rituels et l’invita à lire les livres sacrés où étaient décrits les processus du tissage et leurs correspondances symboliques. Elle lui remit copie des précieux papyrus et lui recommanda de les consulter régulièrement.

Le séjour rituel à l’intérieur du temple de Neit avait passé comme un rêve. Lorsqu’elle retrouva Toutankhamon, très éprouvé par cette séparation, le roi la serra dans ses bras, jurant qu’il ne la laisserait plus s’enfuir, fût-ce en raison d’exigences religieuses. Akhésa ne chercha pas à le raisonner. Elle s’offrit à sa fougue amoureuse.

À l’aube, elle et lui furent pris du même désir fou : sortir du palais, anonymes, se promener dans la campagne et courir n’importe où, comme n’importe quels amoureux. Akhésa, prudente, demanda néanmoins à Toutankhamon de se munir de sa canne à l’extrémité de métal.

Pieds nus dans la rosée, ils s’enivrèrent des couleurs violentes du début du jour et se baignèrent dans un canal d’eau claire et douce où se posaient des canards sauvages. Ils s’amusèrent à nager vite, plongèrent cent fois, tentèrent de se rejoindre sous l’eau, s’embrassèrent en bondissant.

Ivres de fatigue, ils s’allongèrent, nus, sur la rive où poussaient des roseaux qui les protégèrent des ardeurs du soleil. Toutankhamon n’était pas encore rassasié d’Akhésa. Il caressa tendrement ses seins, comme s’il découvrait pour la première fois la divine douceur de sa peau.

— Je veux rester ici pour l’éternité, Akhésa. Demeurer à tes côtés, te regarder, t’aimer… Le reste ne m’intéresse pas.

— Le reste, Votre Majesté, c’est l’Égypte.

— Tu es plus que l’Égypte, tu es celle que j’aime. Je veux…

Une série de grognements sourds interrompit le jeune roi. Se redressant sur les coudes, il tendit l’oreille dans la direction d’où provenait le bruit inquiétant. On piétinait les roseaux, on martelait le sol.

Soudain, Akhésa comprit.

— Fuyons vite, ordonna-t-elle, sinon nous serons broyés !

L’hippopotame, gueule ouverte, fit irruption dans la minuscule clairière. Le monstre fonçait droit devant lui, dévastant tout sur son passage. Toutankhamon, s’emparant de sa canne, s’apprêtait à lui barrer le passage. Akhésa le poussa violemment sur le côté. Le roi réussit à frapper l’échine du pachyderme qui, indifférent, poursuivit sa route.

— Pourquoi m’as-tu empêché de l’abattre ? Je suis Pharaon !

La fureur du roi combla d’aise Akhésa. Elle se sentait fière de lui.

— J’ai voulu éviter un sacrilège. N’as-tu pas remarqué sa couleur ?

Gris-blanc… Toutankhamon comprit. Cet hippopotame femelle était l’animal sacré de la déesse Toueris, protectrice des mères. Seul l’hippopotame rouge, animal du redoutable dieu Seth, pouvait être tué.

— Tu as raison, admit-il. J’aurais commis un acte barbare… et jamais nous n’aurions eu d’enfants ! Mais… aurais-tu renoncé à Aton, le dieu unique ?

— Nous rentrons à Thèbes, annonça-t-elle, souriante.

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